C’est sur la scène de L’Œuvre que fut expérimentée une doctrine de l’art scénique que les Symbolistes avaient en grande partie empruntée à Mallarmé. Cette doctrine tendait à libérer le poème dramatique de trois collaborations encombrantes : celles du metteur en scène, du peintre et de l’acteur. En s’interposant entre le poète et son public, l’acteur ne compromet-il pas la part de l’imaginaire ? Il faudrait, au contraire, disent les Symbolistes, qu’il se fît le plus possible oublier. Dans cet esprit, Lugné-Poe pousse d’abord à l’extrême la discrétion du jeu, force la monotonie de la voix et du geste. Un théâtre qui ne soit presque plus du théâtre, telle est la gageure qu’il s’efforce de soutenir pendant quatre ans.
Sue le plan littéraire, le rôle de Lugné-Poe n’est pas moindre. L’Œuvre, en familiarisant les Français avec les Scandinaves, Ibsen et Björnson, favorisa de féconds échanges internationaux. Enfin, si la doctrine symboliste a échoué au théâtre, les pièces que Lugné-Poe a choisies ont exprimé de façon aigüe l’actualité intellectuelle et sentimentale de l’époque 1890-1900., ce contraste essentiel du Symbolisme finissant, tiraillé bizarrement entre le mysticisme et l’anarchie.
Jacques Robichez n’a pas limité son enquête aux revues, aux journaux, aux livres français et étrangers des années 1890-1900, ila interrogé les survivants, dépouillé les correspondances inédites. À propos d’une des plus originales expériences qui se soient pratiquées sur l’art dramatique, il a ressuscité une époque, un public, des écrivains, des critiques, des acteurs. Au carrefour du Paris fin-de-siècle revit désormais Lugné-Poe, personnalité séduisante et pittoresque, riche de contradictions et de ressources étonnantes, apte à tout sentir, à tout comprendre, incomparable témoin de son temps.